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La loi des forêts*
#3
.oOo.
– En général, lorsque l’on demande conseil, c’est que l’on veut se faire plaindre ! taquina le grand-père. Tu as rêvé du lynx, et puis il est apparu ?
Le vieux chasseur regarda la jeune femme en plissant les yeux, comme lorsque, petite, elle lui contait des carabistouilles. D’ordinaire, c’était plutôt à lui qu’arrivaient ce genre de rêves…

Confortablement assis devant un bon feu, Arduyr supervisait les jeunes gens qui préparaient un sanglier tout juste abattu. Raide et l’air gauche à son côté, Bera se tenait encore les côtes, toute contusionnée par sa chute :
– J’ai pensé à lui dans mon rêve, il tardait à venir. Et c’est lui qui m’a réveillée !
– Ah, tu t’es endormie dans l’arbre ! Et tu es tombée ! Alors tu as ta réponse… Sois heureuse que cette leçon ne soit pas plus douloureuse ! C’est dommage ! Une blessure à la tête y aurait peut-être fait entrer un peu de sagesse…
Mais une grande tendresse nimbait le regard railleur du grand-père. Il étendit un baume de sa composition sur les côtes douloureuses de la chasseresse, et la fit s’adosser au tronc tendu de peaux.

Tous deux se laissèrent bercer par les conversations autour du feu, goûtant la camaraderie des chasseurs s’activant autour du repas, peuple libre et fier sous l’abri de la forêt. Au-dessus d’eux bruissait la voute protectrice des arbres, que dominait la voûte scintillante du monde.

Les jeunes gens, houspillés et guidés par les anciens, dépecèrent le sanglier. La compagnie se moqua un peu lorsque le plus jeune s’évanouit au moment où on vida la bête et où ses tripes tombèrent mollement dans le seau de bois. Mais cela faisait partie de l’apprentissage, il fallait bien en passer par là ! Le garçon fut remis sur pied et une lampée d’hydromel lui remit du baume au cœur.

Le chef de chasse était l’oncle de Bera. On racontait que lorsqu’il s’échauffait un peu, sa carrure de colosse, sa chevelure noire et sa longue barbe semblaient encore plus impressionnantes. Mais lorsqu’on le mettait vraiment en colère ou qu’il sentait son clan en danger, alors il entrait dans une fureur incontrôlable et revêtait véritablement la peau d’un ours pour combattre leurs ennemis.

Ce soir-là, les jeunes du clan virent leur chef de chasse découper lui-même les suites de la bête noire, les faire immédiatement rôtir sur le feu, et s’en délecter longuement, seul. Aucun ancien n’osa même évoquer un quelconque partage, pourtant le partage était une loi des forêts…

On évitait, en général, de seriner de questions le chef de clan, car il ne montrait guère de patience. On interrogeait plutôt Arduyr, à peine moins bourru mais un peu plus loquace, quoiqu’il eût un peu tendance à pontifier récemment. Après le repas, il fut donc prié d’expliquer ce rituel. Arduyr interrogea du regard le chef du clan, qui acquiesça d’un air sombre.

Le feu s’était réduit à quelques braises, aussi le sage demanda à le ranimer. Car il ne seyait pas d’évoquer ces sombres affaires dans la pénombre. Le silence tomba autour du foyer qui craquelait, et les hommes du clan se rapprochèrent. Devant les visages tendus sur lesquels les flammes projetaient des reflets farouches, le grand-père expliqua alors longuement que le changeur de peau avaient fait concession au règne animal, et s’interdisait, en gage de cet accord, de consommer la viande des bêtes noires, des bêtes fauves, des volatiles, ou de tout ce qui peuplait les bois. Arduyr ne dit pas quel effroyable forfait avait autrefois contraint le chef du clan de l’ours à subir pareille malédiction.

Le changeur de peau, énorme et hirsute, gardait les yeux baissés sur son écuelle de bois, nettoyant méticuleusement sa barbe noire après ses agapes païennes. Sa voix basse et sourde gronda :
– Nous avons oublié ce que mon ancêtre a pu commettre autrefois, qui impose à ma lignée cette part animale, souffla-t-il. Mais les miens portent ce fardeau depuis que notre clan est descendu du nord. Et il glissa un regard douloureux vers Bera.

La guerrière, seule femme parmi tous ces hommes en chasse, était aussi la plus proche parente du changeur de peau.
– Mais alors, pourquoi manger du sanglier aujourd’hui ? demanda la jeune femme.
Le grand-père reprit, forçant sa voix brisée à lui obéir :
– Une fois par an, notre chef déroge à son vœu car il doit honorer la loi du clan et consentir à absorber la nourriture gagnée en partage. Car tel est son devoir de protéger les hommes de la sauvagerie du monde animal, en l’absorbant pour que nous autres, les membres de son clan, en soyons exemptés.

Le campement, îlot de lumière vacillante sous les ombres vivantes de la grande canopée, se serra autour du foyer, avide de chaleur. Le vent nocturne s’était levé, charriant les chimères d’un passé lointain et menaçant. Les oiseaux de nuit lançaient leurs hululements qui se propageaient au loin, alertant les meutes sauvages : l’homme arrogant s’était imprudemment aventuré au cœur de la grande sylve.
.oOo.
A suivre...
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La loi des forêts* - par Chiara Cadrich - 16.12.2019, 00:42

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